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Le poids du silence vs la force des accusations

Le poids du silence vs la force des accusations

Il est des paroles qui fracturent le silence, non pour le troubler brièvement, mais pour le mettre à nu, l’interroger, l’assaillir de questions restées trop longtemps enfouies. Celles prononcées récemment par Jean-Pierre Bemba, vice-Premier ministre en charge des Transports, relèvent de cette catégorie. Leur onde de choc traverse la sphère politique congolaise, ébranle des figures majeures, remet en question des récits d’État et expose la fragilité d’un système où la vérité semble constamment différée.

À la croisée du scandale politique, du contentieux historique et de l’affrontement idéologique, ces accusations portées contre Joseph Kabila, Moïse Katumbi et même la très influente CENCO, ne peuvent être balayées d’un revers de main. Leur gravité impose, au contraire, un devoir de lucidité.

L’énigme Kanambe : l’État à l’épreuve de son passé

Dans ce qui ressemble à une mise en accusation aux résonances dramatiques, Jean-Pierre Bemba remet en cause non seulement l’identité mais aussi la légitimité historique de Joseph Kabila. Selon lui, l’homme que la République démocratique du Congo a reconnu et servi comme président durant dix-huit années n’était autre qu’un agent d’influence rwandais, imposé à la tête de l’État congolais sous une fausse identité — celle d’un fils présumé de Mzee Laurent-Désiré Kabila.

Bemba va plus loin : il affirme que 66 millions de dollars américains auraient été transférés mensuellement, pendant des années, de Kinshasa à Kigali, en remboursement tacite d’une dette contractée lors du renversement de Mobutu. Ce récit, aux allures de tragédie politique, interroge l’histoire nationale, les alliances occultes, et les mécanismes d’une souveraineté peut-être usurpée.

Mais ce qui intrigue davantage, c’est le silence de l’accusé. Joseph Kabila, qu’on sait désormais moins taiseux, redevient muet. Et dans ce mutisme, chacun projette ses doutes, ses intuitions, ses soupçons. Car en politique, le silence ne vaut pas toujours dignité ; il peut aussi être perçu comme aveu.

L’amnésie volontaire des témoins du pouvoir

Face à de telles allégations, les interrogations s’étendent aux témoins potentiels : anciens ministres des Finances, ex-gouverneurs de la Banque Centrale, hauts cadres de l’administration de l’époque. Sollicités par la presse, notamment par la station Top Congo, ils n’ont fourni ni confirmation, ni infirmation. Ce mutisme peut paraître prudent ; il pourrait aussi s’avérer complice.

Car qui, dans un État où la protection judiciaire est illusoire, prendrait le risque de confirmer un système de transferts illicites vers une puissance étrangère ? Le coût d’un tel aveu serait sans doute trop élevé, juridiquement comme politiquement. Ainsi, l’absence de preuves ne signifie pas nécessairement innocence. Elle signifie, peut-être, que certaines vérités ne peuvent être dites qu’à huis clos – ou pas du tout.

Katumbi et les cyber-ombres du pouvoir

Dans la même veine, l’accusation portée contre Moïse Katumbi est d’une gravité singulière. Jean-Pierre Bemba l’accuse d’avoir recruté des hackers russes pour influencer les résultats de l’élection présidentielle de décembre 2023. Une attaque d’une rare intensité, dans un pays où l’infrastructure numérique reste embryonnaire, mais dont les enjeux sont profondément géopolitiques.

Le président de la CENI, Denis Kadima, a confirmé que plus de 3 400 attaques informatiques avaient visé la plateforme électorale nationale. Faut-il en déduire l’implication directe de Katumbi ? Rien ne le prouve, pour l’heure. Mais l’absence de réaction de l’intéressé ne contribue guère à dissiper le soupçon. Dans toute démocratie digne de ce nom, une telle accusation aurait déclenché un démenti formel, une action judiciaire, voire une enquête parlementaire. En RDC, elle s’enlise dans un silence vaseux, comme un pavé jeté dans un marécage.

La CENCO, entre silence pastoral et stratégie temporelle

Quant à la Conférence Épiscopale Nationale du Congo (CENCO), elle se retrouve elle aussi dans l’œil du cyclone. Jean-Pierre Bemba l’accuse de manœuvrer contre le président Félix Tshisekedi pour des motifs financiers, notamment liés à la gratuité de l’enseignement de base, qui aurait, selon lui, privé l’enseignement catholique d’un milliard de dollars par an. À ce jour, les évêques n’ont formulé aucune réponse officielle.

Cette posture étonne. La CENCO, habituellement prompte à s’ériger en sentinelle morale, semble ici hésitante. Entre rôle prophétique et calcul politique, l’Église peine à clarifier sa position. Et ce silence prolongé risque d’écorner sa crédibilité dans un pays où elle demeure l’un des derniers refuges symboliques face à l’effondrement institutionnel.

Une inquiétude sous-jacente : le retour du fantôme

Mais au-delà de ces fronts ouverts, il faut lire dans cette salve d’accusations une peur intime et politique chez Bemba : celle d’un possible retour de Joseph Kabila dans les cercles du pouvoir. Car, en cas de négociations un jour entre Tshisekedi et Kabila, autour d’un partage de responsabilités ou d’une recomposition institutionnelle, pour Bemba, ce scénario serait une trahison de l’Histoire.

Il ne faut jamais oublier que c’est sous le régime de Kabila que Jean-Pierre Bemba a passé dix ans en prison, loin de sa terre natale, de sa famille, de sa carrière politique, même si c’est depuis la Belgique qu’il avait été arrêté en 2008. Qu’il ait été acquitté en 2018 ne change rien : l’humiliation, la prison et l’effacement ont laissé des traces. Revoir Kabila revenir en grâce – même partiellement – reviendrait pour Bemba à ravaler toute justice. C’est peut-être ce qui le pousse aujourd’hui à frapper fort, à brûler les ponts avant qu’un pacte ne les reconstruise.

Un peuple en droit de savoir

Le peuple congolais, trop souvent relégué au rang de spectateur dans les tragédies qui se jouent à huis clos, mérite mieux. Il a droit à la vérité, fût-elle dérangeante. Il a droit à la transparence sur l’identité réelle de ceux qui ont exercé le pouvoir, sur les flux financiers détournés, sur les manipulations électorales supposées, sur les alliances troubles nouées par des institutions religieuses ou politiques.

L’histoire de la RDC est une histoire trop souvent écrite par le silence, déformée par les non-dits, enterrée par les compromis. Mais vient toujours un moment où le silence ne protège plus, il trahit. Il ne pacifie plus, il étouffe. Et c’est alors que la parole, même explosive, devient un acte de salubrité publique.

Bemba a peut-être transgressé le ton, mais il a forcé le débat. Il a arraché le couvercle d’un baril de vérités que beaucoup préféraient scellé. Il appartient désormais aux institutions – politiques, judiciaires, religieuses – de démontrer qu’elles ne sont pas les vestales d’un mensonge d’État.

Costa Pinto

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